21.7.16

Divorce entre la psychologie des femmes et celle des hommes: les cas d'Oreste et d'Hermione

Andromaque, acte V

Hermione a demandé à Oreste d'assassiner le roi Pyrrhus. Car elle aime Pyrrhus qui la dédaigne (sans la haïr) pour Andromaque. Folle d'amour, de haine et de douleur en raison de son humiliation, elle a demandé à Oreste, qui est amoureux d'elle, mais qu'elle n'aime pas particulièrement, de "liquider", comme disaient les soviétiques, Pyrrhus. Oreste et ses hommes ont assassiné Pyrrhus dans un temple, juste après son mariage avec Andromaque.

Oreste qui, en compagnie de ses gardes du corps, vient d'assassiner Pyrrhus se présente à Hermione lui raconte la mort de Pyrrhus et croit que, reconnaissante, elle va accepter sa proposition de rentrer en Grèce en vue de, ensemble, couler des jours d'amour et de bonheur.

Il va être déçu.

« HERMIONE
Qu'ont-ils fait !
ORESTE
          Pardonnez à leur impatience :
Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance.
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups,
Qu'il sentît en mourant qu'il expirait pour vous ;
Mais c'est moi dont l'ardeur leur a servi d'exemple :
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,
Madame ; et vous pouvez justement vous flatter
D'une mort que leurs bras n'ont fait qu'exécuter.
Vous seule avez poussé les coups...
HERMIONE
          Tais-toi, perfide,
Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu'as-tu fait ? Avec quelle furie
As-tu tranché le cours d'une si belle vie !
Avez-vous pu, cruels, l'immoler aujourd'hui,
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
Mais parle. De son sort qui t'a rendu l'arbitre ?
Pourquoi l'assassiner ? Qu'a-t-il fait ? A quel titre ?
Qui te l'a dit ?
ORESTE
          O Dieux ! Quoi ? ne m'avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas ?
HERMIONE
Ah ! Fallait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyais-tu pas dans mes emportements
Que mon coeur démentait ma bouche à tous moments ?
Quand je l'aurais voulu, fallait-il y souscrire ?
N'as-tu pas dû cent fois te le faire redire ?
Toi-même avant le coup me venir consulter,
Y revenir encore, ou plutôt m'éviter ?
Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance !
Qui t'amène en des lieux où l'on fuit ta présence ?
Voilà de ton amour le détestable fruit :
Tu m'apportais, cruel, le malheur qui te suit.
C'est toi dont l'ambassade, à tous les deux fatale,
L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encor nous partager ses soins ;
Il m'aimerait peut-être ; il le feindrait du moins.
Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Epire :
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A toute ma famille ; et c'est assez pour moi,
Traître, qu'elle ait produit un monstre comme toi.


Scène 4
ORESTE, seul
Que vois-je ? est-ce Hermione ? Et que viens-je d'entendre ?
Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?
Je suis, si je l'en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt ? et suis-je Oreste enfin ?
Quoi ! J'étouffe en mon coeur la raison qui m'éclaire ;
J'assassine à regret un roi que je révère ;
Je viole en un jour les droits des souverains,
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains
Ceux-même des autels où ma fureur l'assiège :
Je deviens parricide, assassin, sacrilège.
Pour qui ? pour une ingrate à qui je le promets,
Qui même, s'il ne meurt, ne me verra jamais,
Dont j'épouse la rage. Et quand je l'ai servie,
Elle me redemande et son sang et sa vie !
Elle l'aime ! Et je suis un monstre furieux !
Je la vois pour jamais s'éloigner de mes yeux !
Et l'ingrate, en fuyant, me laisse pour salaire
Tous les noms odieux que j'ai pris pour lui plaire ! »

Mes lecteurs savent certainement que cela va encore plus mal finir puisque Hermione se suicidera et qu'Oreste deviendra fou.

Mais ce serait un contre-sens de croire que Hermione a "manipulé" Pyrrhus. Selon cette thèse que j'ai entendu défendre elle aurait profité de l'amour d'Oreste pour elle ; puis qu'elle aurait jeté comme on jette l'écorce du citron... Une Hermione machiavélique ! Peut-on se rendre coupable d'un plus lourd contresens ?

Oreste en revanche avant et après son crime évalue mal le poids social de l'homicide.

Racine exprime génialement tout le divorce entre la psychologie féminine et celle de l'homme. Oreste parle en terme de reconnaissance, de dû et de cohérence. Hermione lui répond qu'il lui fait horreur maintenant, comme il lui était indifférent avant son crime, qu'elle aime et a toujours aimé Pyrrhus même lorsqu'elle était en colère contre lui.

En outre, le personnage d'Hermione exprime le drame de l'âme humaine constamment ballotée entre mille idées parfois contradictoires. Et cela s'exacerbe dans les crises.

Les idées qui s'emparent de l'âme humaine ressemblent aux vagues de la mer: elles existent, elles sont distinctes, mais nous ne pouvons ni les prévoir ni les distinguer. C'est Bossuet qui emploie cette comparaison pour rendre compte du chaos des idées dans l'âme humaine.

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